• Bessie SMITH

    Bessie SMITH

    est née probablement le 15 Avril 1894 à Chattanooga, Tennessee. Décédée le 26 Septembre 1937 à Clarksdale, Mississippi. 

    Orpheline dès l’âge de huit ans, Bessie SMITH apprend très jeune à gagner ses premiers cents, en chantant dans les rues pour nourrir très certainement ses six frères et sœurs. Possédant déjà une voix, elle réussira même à obtenir un certain succès, puisqu’elle aura l’opportunité de se produire pendant une semaine à l’Ivory Theatre, une salle de spectacle de la ville de Chattanooga. 

      

    Plusieurs années s’écouleront ainsi, jusqu’en 1912, où Bessie SMITH est engagée dans un spectacle de music-hall, au sein d’une troupe appelée les "Rabbit Foot Minstrels". 

    C’est à cette époque qu’elle va rencontrer Ma Rainey, une chanteuse de blues classique à l’expérience déjà confirmée dans le monde du spectacle et de l’interprétation. A son contact Bessie SMITH apprendra beaucoup, en se produisant dans de nombreux Minstrel Shows en sa compagnie.

    En 1917, après avoir quitté Ma Rainey, Bessie SMITH se produira dans divers shows, avant d’être engagée au Paradise Café à Atlantic City, New Jersey. C’est peu après, qu’elle va rencontrer celui qui jouera un rôle primordial dans le développement commercial de sa carrière artistique, Frank Walker. Cet homme, directeur artistique chez
     Columbia, croit que Bessie SMITH est l’artiste providentiel qu’il attendait, pour enregistrer et promouvoir le Blues dans sa firme.

    En 1923, année cruciale pour Bessie SMITH, elle enregistre "
      Down Hearted Blues" et " Gulf Caost Blues ", qui deviendront deux grands succès. Ces deux titres se vendront à 800.000 exemplaires en l’espace de six mois. La Columbia et Frank Walker, constatent que le blues n’est pas un épiphénomène, mais une musique rentable.

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    Ce succès propulse Bessie SMITH sur le devant de la scène, qui devient l’une des grandes divas du Blues. Elle gagne à cette époque énormément d’argent, se produit sur scène en 1924 au Nest Club, l’un des plus célèbres clubs de New-York ; et découvre les excès (alcool, liaisons amoureuses multiples, dépenses somptueuses) que peut générer cette gloire. Heureusement, cela ne l’empêchera d’enregistrer entre 1923 et 1933, environ cent soixante titres pour la Columbia.

    En 1928, Bessie SMITH part en tournée sur la côte Ouest des Etats-Unis, et tourne en 1929 dans le court métrage Saint Louis Blues. Mais le krach boursier d’octobre 1929 va mettre un terme à la carrière de Bessie SMITH. Car les déboires de Wall Street n’épargne pas le monde du spectacle, ni de l’industrie du disque. Pour une artiste qui avait vendu plusieurs centaines de milliers d’exemplaires de chacun de ses disques, la chute allait être plus rude et douloureuse que pour d’autres artistes également touchés. Bessie SMITH ne profitera pas de la timide reprise du début des années trente, le public ayant opté pour le
     jazz et le swing, courants en pleine émergence.

    En 1930, elle aura pourtant travaillé avec les orchestres de Benny Carter et Teddy Hill, enregistrera en 1931, "
     Safety Mama" avec le pianiste Clarence Williams, et enregistrera ces derniers titres en 1934
    ("
     Do your Duty", " Gimme a Pigfoot",  " Take me for a Buggy Ride " et " I’m Down in the Dumps "). Bessie SMITH retrouvera une dernière fois la scène, en 1934, grâce à une revue intitulée "Hot from Harlem".



    Jusqu’à sa mort, survenue dans la nuit du 25 au 26 septembre 1937, des suites d’un accident de voiture, cette grande chanteuse de blues aura vécu un véritable calvaire. Délaissée par son public des premières heures, exerçant des petits boulots pour s’en sortir, elle n’a jamais pu renouer avec le succès et la reconnaissance, de son vivant.

    Celle que l’on surnomma "l’Impératrice du Blues", nous aura pourtant transmis quelques cent soixante classiques du blues, devenus aujourd’hui de véritables standards de la musique noire-américaine. Chacun de ses titres dégage tellement de puissance dramatique, et de réalité poétique, que son influence musicale aura touchée de nombreuses chanteuses de blues (Mahalia Jackson, Billie Holiday et Janis Joplin). La valeur artistique du patrimoine musical que Bessie SMITH nous a laissé, est là pour nous rappeler l’immense talent qui était le sien et la voix si extraordinaire qu’elle avait.
     

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     Je vous conseille pour survoler la carrière de "l'Impératrice du Blues" l'album 2 Cd "The Essentiel Bessie SMITH". Paru en 1997,  il contient 36 titres qui parcourent l'intégralité de la période d'enregistrement de cette artiste: 1923-1933. Cette dépense d'environ  12€, vous permettra de nouer un premier contact avec Bessie SMITH. L'ensemble des titres proposés en extrait dans l'article ci-contre, étant présent. 

    L'impératrice
    du blues par tenot
     

    Au-delà des discours et des témoignages, quelle meilleure façon de rendre hommage à Frank Ténot que de remettre à disposition certains de ses textes, dévoilant ainsi à ceux qui ne voyaient en lui qu'un grand patron de presse, le journaliste de jazz qu'il n'avait au fond jamais cessé d'être. Ainsi cette très longue étudesur Bessie Smith, parue en décembre 1959, et qui s'appuie – on le verra dans la troisième partie – sur des rééditions concoctées par l'historique producteur étatsunien George Avakian.

    Le plus extraordinaire de la vie de Bessie Smith c'est qu'elle ressemble à ses chansons. En général, l'homme qui se trémousse sur la scène d'un music‑hall en annonçant d'une voix fleurie : "Dans la vie, faut pas s'en faire...", est le même qui fait discuter ses contrats par deux avocats et qui exige ses cachets par voie d'huissier. La charmante divette dont le refrain ne réclame qu'une chaumière, un verre d'eau et un cœur ruine ses amants en leur adressant les factures de son fourreur. Quant à ces durs dont les poings se serrent lorsqu'ils clament : " Ça va barder... ", le plus souvent ils redoutent les jappements d'un roquet de Passy.

    Rien de tel avec Bessie. Elle s'est décrite dans ses blues, elle a véritablement mené la vie de chien qu'elle psalmodiait avec tant de tristesse, elle a réellement connu les heures où Nobody knows you when you're down, and out : nul ne vous connaît plus quand vous êtes en bas de l'échelle. Non, plus personne ne l'a aidée à la fin de ses jours, même pas ceux qui professionnellement devraient toujours secourir leurs frères : d'inexplicables retards empêchèrent le dimanche 26 septembre 1937 son transport dans un hôpital. Le véhicule qui l'emmenait en tournée à Memphis percuta un arbre près de Coahoma dans le Mississippi. Le bras de Bessie fut arraché : son sang coulait irrémédiablement. D'après George Hofer, le médecin eut beaucoup de peine à soulever l'énorme corps de la victime dans son auto (elle pesait plus de 100 kilos). Un second accrochage entre voitures eut lieu. L'ambulance qui devait l'emmener à Clarksdale était en retard. Bessie mourut peu de temps après l'opération. Son état général était, paraît‑il, responsable de l'issue fatale. Mais on dit aussi qu'elle aurait pu être sauvée, si une clinique plus proche du lieu de la catastrophe avait bien voulu accueillir une femme de couleur.

    Que la route solitaire de la plus grande chanteuse de folklore américain se soit terminée avec Jim Crow comme agent de circulation ‑ comme l'a écrit Mezz Mezzrow dans Really the blues ‑ n'a rien d'étonnant. Bessie représente par sa vie, par son œuvre, une aventure essentiellement nègre. Lorsqu'elle naquit, vers 1900, à Chattanooga dans le Tennessee, le problème de la ségrégation ne se posait pas dans les mêmes termes qu'aujourd'hui. Il était sans espoir : nul journaliste n'aurait pris la défense de la minorité opprimée. Bessie vit le jour dans le ghetto de la ville. La misère collait à sa peau. Elle fut adoptée par Ma Rainey qui vint en tournée dans la région avec les Rabbit Foot Minstrels. Bessie qui était déjà à douze ans une grande belle fille, assez forte et très foncée, fit partie de cette troupe. Ces baladins se produisaient dans les pires endroits des quartiers nègres des grandes villes comme Atlanta, Savannah, Birmingham et Memphis. On frémit en évoquant les sordides honky tonks, les gin mills abjects où se déroula l'adolescence de Bessie. Lorsque, aujourd'hui, de doctes musicologues, des discophiles bourgeois étudient avec tout le sérieux que peut comporter l'analyse d'un art véritable les chansons de Ma Rainey et de Bessie Smith, il est assez piquant de songer aux premiers amateurs de cette forme musicale : des putains, des clochards, des gangsters, des ivrognes et des marles. Néanmoins, Ma Rainey fut certainement un guide remarquable pour sa jeune protégée. Ma était la plus géniale des vocalistes de son temps. Elle chantait avec une grande austérité, sans nul mauvais goût, sans sentimentalité niaise. Cet art du blues vocal qui s'épanouissait sur un fumier social est d'une grande dignité. A ses débuts, le style de Bessie certainement ressemblait de très près à celui de Ma Rainey. Il suffit d'écouter ses premiers disques pour retrouver la même suite de phrases courtes, d'envolées toujours symétriques par rapport aux temps et le son de la voix, dur et sans afféterie.

    Bessie fut‑elle heureuse durant cette fraction de sa vie ? Il est difficile d'imaginer exactement ce qu'elle pouvait ressentir. Elle mesurait un mètre quatre-­vingts, affichait le poids de cent cinq kilos, buvait facilement son litre de gin par nuit et ingurgitait six repas par jour.

    C'est ici que se situe l'épisode qui fait ressembler quelquefois une vie d'artiste à un conte de fées. Il eut une importance extraordinaire pour toute la musique américaine et il est étonnant que les historiens soient si souvent passés à côté. Frank Walker, directeur artistique de la Columbia, un des rares hommes de cette corporation qui laisse le souvenir d'un être scrupuleusement honnête, entendit Bessie Smith dans un gin mill misérable de Selma dans l'Alabama. Pour cet esthète pourtant blasé et déjà à la recherche de nouveaux talents (les problèmes du premier âge du phonographe étaient déjà ceux qui tourmentent les promoteurs modernes), ce fut le grand choc : « C'était une gosse de 17 ou 18 ans, mais jamais je n'avais entendu quelqu'un mettre tant d'émotion et de tourments dans sa musique. » Plus tard, à New York, il dépêche le pianiste compositeur Clarence Williams à sa recherche. L'envoyé ramène la proie et il est nécessaire de l'établir pendant cinq mois à Harlem sans rien faire. Bessie était une fille du Sud, rustre et rude, un animal sauvage qui n'arrivait pas à s'acclimater. Le 16 février 1923, Bessie enregistre avec Clarence Williams Down Hearted Blues, le blues du désespoir. Il n'y avait pas cinquante personnes qui connaissaient son nom dans le nord de Etats‑Unis. Cette date doit être considérée comme l'une des plus importantes de toute l'histoire de l'art négro-américain. Le blues faisait une grande entrée dans le disque. Personne n'avait encore enregistré ce genre de morceaux à l'échelon du continent.

    Ma Rainey et d'autres pratiquaient sans doute déjà cette forme vocale, mais elles n'avaient pas eu l'honneur de la gravure, sauf pour des éditeurs locaux : les dates sont là pour prouver cet étonnant mariage du blues nègre et du phonographe. Le disque fut lancé sans publicité. Au début seuls les dépositaires du Sud en commandèrent quelques exemplaires. Et ce fut l'extraordinaire succès qui stupéfia tout le monde. Les Noirs, du Sud d'abord puis du Nord ensuite, transformèrent cette édition limitée en un best‑seller, au sens moderne du terme. Pendant de longs mois le titre fut en tête des listes de popularité. A la fin d'une année d'exploitation, deux millions d'exemplaires avaient été vendus. Bessie était célèbre. De toutes parts, les firmes de disques s'intéressent alors au blues authentique, et changent leurs fusil d'épaule, puisque la mode était jusque‑là aux mélodies sophistiquées dans le style de Sophie Tucker. Bessie Smith venait d'imposer définitivement le vrai blues. Une première tentative avait bien eu lieu en 1920 par Mamie Smith (sans parenté avec Bessie) pour Okeh, mais elle ne fut qu'un coup d'essai.

    Down Hearted Blues est une oeuvre de qualité. Tout l'art de Bessie est là, résumé en trois minutes. Elle eut évidemment l'occasion, par la suite, de développer ses conceptions et de varier ses interprétations. Néanmoins, il est possible de découvrir tous ses dons dans cet enregistrement : le sens d'une ligne mélodique simple, l'intensité du balancement, le traitement si particulier de la voix, les notes modulées avec une tragique émotion, les longues inflexions et le sens du dialogue avec l'accompagnateur qui prolonge, durant les silences de la vocaliste, sa pensée musicale.

    Il y a dans ce chant un dépouillement extrême, une densité qui vous emmène au cœur même de la musique. Les paroles racontent l'amour malheureux. Il est impossible d'imaginer exécution plus sobre, plus tragique dans sa concision. Par ailleurs, si l'on compare l'invention musicale de la chanteuse à celle des musiciens de son époque, il faut bien admettre qu'elle était peut‑être la plus magnifique des artistes de jazz, la plus évoluée, la plus audacieuse aussi. Le swing, cette qualité rythmique tellement impondérable quelle ne peut être reconnue que dans la confrontation de jugements subjectifs, peut lui être contesté, comme cela l'est également souvent pour les premières oeuvres de King Oliver. Accoutumées au jeu souple et brillant des sections rythmiques d'après 1936, sollicitées par le halètement et la furia des solistes qui se révélèrent après 1925, notamment à la suite de Louis Armstrong, bien des oreilles n'arrivent pas à découvrir la secrète pulsation du chant de Bessie, d'autant plus que l'accompagnement des pianistes du style Clarence Williams est d'une affligeante raideur. La mélodie de Bessie est balancée sur une période d'assez large amplitude. Si ce découpage sur les temps n'est pas générateur de swing, que l'on donne alors à cette vertu un autre qualificatif car on chercherait en vain l'équivalent ailleurs. Il suffit de comparer le travail de Bessie Smith avec celui des vocalistes de l'époque ‑ et même souvent d'aujourd'hui ‑ pour ressentir cet intense frémissement qui anime d'un bout à l'autre l'interprétation.

    Le succès de son premier disque ouvrit bien des portes à Bessie Smith. Elle constitua sa propre troupe et se produisit dans les grandes villes y compris New York. Son cachet, le plus élevé pour un artiste de couleur, était de 1 500 dollars par semaine. Elle restait évidemment avant tout une chanteuse à l'usage exclusif des communautés nègres. Ces populations aimaient le blues depuis longtemps, mais grâce à Bessie ils tenaient enfin une vedette à l'échelle nationale. Down Hearted Blues avait été écrit par Alberta Hunter quelques années avant que Bessie ne l'enregistre. Tout le monde connaissait l'air, mais la version de Bessie l'imposa définitivement. Ce qu'il y a d'admirable dans ces thèmes de blues, c'est que leurs paroles ne sont pas ridicules comme c'est le cas pour la plupart des succès populaires. Il s'en dégage à l'audition une philosophie curieuse, mélange de désespoir, de résignation, de fatalisme, mais aussi d'un certain bonheur, réservé aux seuls initiés, à ceux qui sont dans le coup, ceux qui ont délibérément choisi les valeurs que la société leur refuse et qui se moquent de tout. Ainsi Bessie envoûtait son public chaque soir avec une seule des phrases du Down Hearted Blues : « Je tiens le monde dans une bouteille et le bouchon dans ma main. »

    Le succès changea le comportement de Bessie Smith. La forte fille rieuse qui mourait de peur en voyant un micro se mit à mener la grande vie. Elle acheta un hôtel meublé à New York pour que tous ses amis puissent loger sous son toit. Son cœur était immense, elle distribuait son argent à ses amis, les invitait tous à de fantastiques réceptions où elle se montrait recouverte de diamants et annonçait à toute l'assemblée : « Lorsque je me retirerai du métier, en 1960, nous irons tous dans une grande ferme à la campagne... » Elle était d'une extraordinaire compassion, allant jusqu’à écourter sa tournée triomphale de 1926 pour aider son manager Frank Walker à soigner son jeune fils malade. Elle se transforma pendant deux semaines en bonne à tout faire, lavant, cuisinant et veillant, et ne reprit la route que lorsque l'enfant fut complètement guéri. Toute sa famille, ses trois sœurs ‑ Viola, Tinnie et Lulu ‑ et son frère Clarence vivaient avec elle. Un agent de police nommé Jack Gee était devenu son mari le 5 avril 1922 à Chicago. Cet homme fut également son impresario. Il semble que son influence ne fut pas très bonne pour la carrière de Bessie, encore que durant les premières années de leur union ils réalisèrent des gains fabuleux.

    Mais il n'y avait pas que de bons moments dans le comportement de la vedette. Grisée par son succès, buvant de plus en plus, elle avait de terribles sautes d'humeur. Ayant été longtemps une victime, elle voulut ensuite dominer les hommes et les situations. Combien de contrats furent déchirés par ses mains dans des mouvements de colère qu'elle regrettait ensuite. Grossière, arrogante, insultante, il lui arrivait même de se servir de ses poings pour remettre à leur place les gens du spectacle qui ne filaient pas doux devant ses prétentions. Tout cela n'avait aucune importance tant que la foule se pressait aux guichets des théâtres qui la programmaient. Plus tard, quand la roue de la fortune eut tourné, elle devait subir les tragiques conséquences de son attitude. À ce sujet il paraît qu'elle se fit mettre à la porte du studio de la compagnie Black Swan, quelques mois avant d'enregistrer pour Columbia, pour s'être arrêtée de chanter au milieu d'un morceau en criant : « Attendez un instant, laissez‑moi vous envoyer un crachat dans la figure. » Elle devait d'ailleurs ‑‑ avant son engagement par Frank Walker ‑ participer à une autre séance. Sidney Bechet relate en effet qu'en 1921 elle chanta en sa compagnie et celle de Bubber Miley et Clarence Williams pour Okeh. Mais le disque ne fut jamais publié, sa voix ayant été jugée trop rude. Elle prit heureusement une éclatante revanche deux années plus tard. Sa gloire ne devait, hélas, durer que sept années. En 1930, l'Impératrice du blues (ce titre fut inventé par les dirigeants de la Columbia) se retrouvait dans la misère. Deux phénomènes s'étaient conjugués dans le même sens pour précipiter sa chute : d'une part la crise économique qui avait considérablement réduit l'activité des maisons de disques ; d'autre part, la désaffection du public pour le blues. Un artiste populaire doit se renouveler. Nul ne peut prétendre, dans ce domaine, continuer à toujours chanter de la même manière. Bessie ne réussit pas à modifier son répertoire. Elle trouvait difficilement des thèmes nouveaux et lorsqu'elle voulait interpréter des chansons à la mode, tout ce qui sortait d'elle ressemblait encore à des blues. Mais entre temps, que de chefs-d'œuvre!

    Bessie Smith enregistra en dix ans 160 morceaux : 28 en 1923, 26 en 1924, 25 en 1925, 14 en 1926, 18 en 1927, 17 en 1928, 14 en 1929, 8 en 1930, 6 en 1931 et 4 en 1933. L'essentiel de sa carrière phonographique se déroula donc de 1923 à 1930, ce qui est un temps très court, si l'on songe aux grands du jazz qui ont, en général, connu des périodes d'activité souvent supérieures à vingt ans. Ceci est essentiellement dû au fait que Bessie, artiste populaire, n'eut pas l'avantage d'être appréciée par le publie des amateurs de jazz, public qui ne se constitua que vers 1935. Toutes ses séances de disques, sauf une, furent commandées en raison de son succès auprès de la foule noire. Ce n'est qu'en 1933, qu'un critique de jazz, John Hammond, l'invita dans un studio parce qu'il avait conscience de la grandeur de la chanteuse. Il était déjà trop tard : Bessie chantait magnifiquement, mais son corps et son âme, ruinés par sa vie et ses abus, n'étaient plus en mesure d'opérer un redressement salutaire. Si elle avait vécu dix années de plus, elle aurait certainement pu prolonger sa carrière jusqu'à nos jours, le blues et le style traditionnel ayant déterminé le « revival » de 1940. Mais Bessie était montée trop haut pour se contenter d'un demi‑succès. Épisode prestigieux d'une époque, il lui fut impossible de dominer la situation. Elle avait brûlé toutes ses cartouches durant la bataille des années 20.

    L'examen attentif d'une discographie de l'impératrice du blues prouve autre chose encore. Si Bessie Smith était un monstre de la chanson pour tous, si ses refrains apportaient une intense satisfaction au goût de l'homme de la rue, elle devait néanmoins se considérer comme la sœur des véritables musiciens de jazz puisqu'elle choisit toujours des accompagnateurs issus de ce milieu, et – le plus souvent – de très grands musiciens.

    N'insistons pas trop sur Clarence Williams. C'était un pianiste médiocre, au jeu raide et sans grandes envolées. Son importance réside dans sa situation. Compositeur d'airs fameux, éditeur de musique, homme d'affaire avisé, Clarence avait senti dès 1920 que l'art négro‑américain était en train de procurer an monde du disque et de la chanson une source intarissable de thèmes, de sons nouveaux et de succès. Il appartient à cette catégorie d'individus qui sentent, avec une prescience qui relève de la force des voyants, ce que le consommateur souhaite, ce qu'il désire et ce qui fera courir le peuple. À ce titre on lui doit beaucoup. Mais sur le plan des accompagnements, les disques où Clarence Williams collabore avec Bessie ne sont guère passionnants. La grande équipe qui entoura la chanteuse fut celle de Fletcher Henderson. Bessie adorait Fletcher. Elle ne supportait aucune contradiction dans sa façon de concevoir une interprétation. Fletcher, homme calme et pondéré, se résignait à tous ses caprices, créant ainsi un climat serein profitable à l'ambiance dans laquelle se déroulaient les séances. Deux des principaux solistes du grand orchestre Henderson participaient le plus souvent aux sessions : le trompette Joe Smith et le trombone Charlie Green. Avant d'aller plus loin dans l'étude des merveilleuses pièces gravées par ces deux instrumentistes et la chanteuse, arrêtons‑nous un instant à ce carrefour, l'un des plus tragiques de l'histoire négro‑américaine. La similitude de l'effroyable destin de ces trois artistes compose le blues le plus cafardeux qui ait jamais été chanté. Il est des rencontres qui ne sont pas le fruit d'une simple coïncidence. Ces créateurs capables d'inventer une musique aussi belle devaient assurément souffrir de leur condition. La vie de ce genre de musiciens, même lorsqu'ils ont du travail régulier, reste celle d'hommes en marge de la société. Quel critique, quel notable, quelle autorité a reconnu leur talent durant cet âge d'or ? Quelles pouvaient être leurs pensées lorsqu'ils constataient que seuls les ivrognes de cabaret, les gangsters de Chicago, les clochards de Harlem composaient leur auditoire ? La Légion d'honneur est accordée à ceux qui chantent à l'Opéra, les chefs d'Etat serrent affectueusement la main des divettes qui jouent Offenbach, les universités glorifient les quartettes qui illustrent la Barokmusik. Pour Bessie Smith, Joe Smith et Charlie Green, la route était véritablement longue et solitaire. Bessie mourut donc dans un accident de voiture. Le chirurgien qui tenta de la sauver, ce 26 septembre 1937, déclara « qu'avec l'alcool que son sang contenait, rien n'était possible». Joe Smith, tuberculeux, partit à l'hôpital en 1930. Il avait 26 ans. Il s'éteignit trente‑cinq jours après Bessie, le 2 décembre 1937. Quant à Charlie Green, on découvrit au petit jour son corps dans un tas de neige. Réfugié sous une porte cochère de Harlem, vagabond grelottant, dénué de tout argent, il avait été entièrement gelé pendant une nuit sibérienne. Cela se passait en 1936.

    Réellement, lorsque ces trois musiciens jouaient le blues, ils ne pleuraient pas pour la galerie. C'était bien leurs vies qu'ils racontaient et c'est pour cela qu'un frisson d'angoisse saisit l'auditeur qui entend leurs complaintes.

    «  Les gars, je connais quelqu'un dont le nom est la Lise du Cimetière – chantait Bessie dès 1923 – là‑bas dans le Tennessee. 

    Son vieux copain s'appelle Ise le Tombeau. Nuit et jour, vous pouvez l'entendre chanter le blues. 

    Moi aussi je vais y aller au cimetière, le monde est trop mauvais. 

    Là‑bas avec les fantômes, j'écouterai mon chant de misère. 

    Je dois rencontrer l'un de ces fantômes, il se prénomme Jones, 

    Je suis vraiment très heureuse d'écouter ses os s'entrechoquer. 

    C'est le seul homme que je suis sûre de toujours retrouver. 

    Si vous cherchez un amour fidèle, allez, allez, cherchez donc au cimetière. 

    Ce type n'est pas très bien habillé, il ne porte qu'une espèce de sac. 

    Mais chaque fois qu'il m'embrasse, c'est pour moi une sensation unique. » 

    Cette recherche de l'amour impossible est une des constantes des thèmes de Bessie. La vie est triste, les hommes infidèles, acceptons‑les comme ils sont, mais tout cela nous emmène vers la mort.

    Elle chantait pour son peuple, le consolait de toutes ses frustrations, lui apportait le réconfort de la drogue du blues. Aux phrases fortement timbrées de Bessie, Joe Smith ajoutait des contre‑chants délicats et qui sont de véritables réponses aux questions de la chanteuse. Lorsqu'elle pleurait, Joe gémissait dans sa trompette, tandis qu'au trombone Charlie Green complétait le tableau. Cet art du blues ne peut pas, ne doit pas être comparé aux variations instrumentales que le jazz a connu plus tard. Ceux qui sont tentés de le juger uniquemeut à l’aide de critères musicaux seront déçus. Il y a là beaucoup plus qu'une série de variations sur un thème. Il s'agit en fait de pièces tragiques qui apportaient aux auditeurs l'assurance qu'ils n'étaient pas ]es seuls à souffrir, que leurs malheurs n'étaient rien en comparaison de ceux qui existaient ailleurs, que sur cette terre rien n'était possible, rien n'était parfait, mais que tout pouvait néanmoins se résoudre avec un peu de swing et de musique. Les témoins des apparitions de Bessie sur scène sont formels : elle envoûtait l'auditoire comme une prêtresse, elle fascinait son public. Sa voix, d'une puissance inconnue depuis la vulgarisation du microphone, pénétrait au fond des bastringues, interrompait toutes les conversations, accrochait l'attention et jetait un charme dans toutes les âmes. Il était impossible d'échapper à son chant. Il fallait l'accepter, le subir et l'adorer.

    Danny Barker précise : « C'était une femme immense et elle savait chanter le blues. Elle y mettait je ne sais quoi de religieux. Elle dominait la scène. Elle était fascinante. On ne pouvait pas la quitter des yeux. Pas moyen de lire son journal, dans un cabaret, quand elle chantait. Elle vous bouleversait. Comme Billy Graham elle était capable d'hypnotiser les foules. Quand elle était sur la scène, on aurait entendu voler une mouche.»

    Ce n'était pas une femme facile à manier. Le 24 janvier 1925, Fletcher Henderson qui supervisait les séances d'enregistrement et qui choisissait les thèmes, lui présenta une recrue de Chicago pour remplacer Joe Smith, malade. La colère de Bessie fut terrible. Elle prit le nouveau par les épaules et voulut le faire sortir du studio. Pourtant, ce jeune cornettiste n'était autre que Louis Armstrong.

    Bessie enregistra, en 1925, neuf morceaux avec Satchmo. Il n'est pas exagéré de prétendre que ces oeuvres sont peut‑être les plus beaux blues qui furent jamais conservés dans la cire. Ils sont tous merveilleux, mais on a l'habitude de désigner parmi eux Saint Louis blues comme le plus bel exemple. Après un accord d'orgue de Fred Longshaw, Bessie chante les premiers mots du thème I Hate to See, et c'est Louis qui viendra entre chaque demi‑vers poursuivre la pensée de la chanteuse. Il le fait avec une prodigieuse intelligence. Il ne répète pas les idées de Bessie, il les prolonge avec tellement de compréhension, que la voix reprend ensuite sans qu'il n'y ait jamais nulle discontinuité : l'interprétation se dé rouie d'un bout à l'autre dans un même mouvement. Ce Saint Louis blues, joué en un lent tempo majestueux, nous permet de mieux comprendre ce que pouvait être autrefois le blues, le véritable blues. I ain't Gonna Play no Second Fiddle est une pièce plus abrupte avec d'émouvants suspenses. Ici la voix de Bessie est rude, un peu éraillée et les interventions de Louis passent légèrement au second plan. Dans You've Been a Good Old Wagon, la chanteuse est ironique, hautaine, tandis que la trompette avec sourdine est narquoise, goguenarde. Il faut louer l'extraordinaire discrétion avec laquelle Armstrong souligne les effets de Bessie. Jamais il ne charge, jamais il ne gêne. Ce morceau est un bel exemple de l'aspect satirique, vaudevillesque, dune partie du répertoire de la grande chanteuse (les paroles sont d'elle) :

    Nous sommes en plein réalisme avec des sous‑entendus qui faisaient évidemment la joie du public. Ces chansons n'ont rien de commun avec les niaiseries fabriquées par les spécialistes de la rengaine fleur bleue. Le monde dans lequel évolue Bessie Smith ne peut être comparé ni à l'univers hollywoodien ni aux décors forgés par les paroliers d’opérettes.

    Il faut rapprocher un premier portrait que nous possédons de Bessie, alors ravissante fille aux traits fins, aux yeux languides et au sourire doucement malheureux, avec les photos des années 30 qui représentent une large commère, vulgaire, épaissie et au regard noyé, pour comprendre à quel point l'univers du spectacle, cette baraque du plaisir factice où les sourires cachent les poignards et où les poignées de main cherchent à vous précipiter dans les abîmes, peut transformer aussi vite et radicalement un être humain, corrompant les âmes comme les corps. Ceux que la vérité blesse vous diront qu'elle a gâché sa carrière en buvant trop de gin. Comment peuvent‑ils être sûrs que ce n'est pas parce qu'elle se rendait compte que son succès était compromis qu'elle a justement dépassé la mesure en matière de boisson ? Où se trouve la cause, où est l'effet ? Ainsi de tout temps des moralistes exigent‑ils d'un artiste qu'il ait en même temps du génie, de l'humour, de la force de caractère, de l'intelligence, de la ruse, de l'honnêteté et de la résistance physique. Ces pourvoyeurs de malheur qui tendent les pintes d'alcool en exploitant le portefeuille de leurs faux amis traitent d'ivrognes ceux qui acceptent et refusent toute sensibilité à ceux qui passent la tête liante. Bessie était une enfant lorsqu'elle tomba dans ce monde de la chanson, du théâtre et du disque. Une règle d'or domine ce bouillon de culture corrosif des cœurs comme l'esprit de sel l'est pour le métal : le bonheur des uns n'est total que lorsqu'il se nourrit du malheur des autres. Il n'est de plus grand réconfort dans la plate médiocrité, que d'assister au déclin des étoiles. Cela justifiera tous les crimes.

    Le jeune Satchmo qui jouait dans ces disques avec Bessie fut heureusement de ceux qui eurent la force de résister. Dans Sobbin' Hearted Blues, il est particulièrement en valeur à côté de Bessie. Sa chaude sonorité est un régal pour l'oreille et la chanteuse semble prendre appui sur chacune de ses phrases pour improviser. Reckless blues est poignant. Bessie pleure véritablement, sa voix se casse sur certaines notes, elle fait un usage dramatique des inflexions, semble implorer toute la pitié du monde. Louis se met au diapason et c’est avec une sonorité plaintive qu'il répond aux gémissements de la vocaliste. J.C. Holmes Blues est tout aussi tragique, mais Bessie le chante avec une force terrible. Elle tire ses notes du fond de la gorge, s'accroche avec brutalité à la mélodie, domine ses accompagnateurs. Careless Love, le blues de l'amour sans amour, est aussi une pièce dramatique. Il faut entendre Bessie clamer :

    «  Amour, amour sans amour, tu as brisé le cour de bien des filles, mais tu ne briseras pas le mien... Tu m'as fait pleurer, tu m'as fait gémir... A cause de toi j’ai quitté ma famille. 

    Tu n'es qu'un voleur, un triste voleur de la nuit. » 

    Nous retrouvons Armstrong avec la sourdine oua‑oua dans Cold in Hand Blues. La dernière note que Bessie exprime dans Nashville Woman's Blues pourrait suffire à définir l'ensemble de son art : souligner le texte par des effets vocaux d'une émotion unique.

    Chanteuse réaliste, Bessie Smith tirait les larmes de ses auditeurs en contant les malheurs de la vie. Elle connaissait trop bien les difficultés de l'existence, les ennuis matériels et les peines morales pour ne pas avoir à jouer : elle était sincère. Elle ne fut pas seulement une grande musicienne de jazz, mais la plus grande chanteuse réaliste de tous les temps. Il ne lui était pas nécessaire d'évoquer le petit bosco de Berthe Sylva ou l'homme à la moto d'Edith Piaf pour aller droit au cœur de son auditoire. La fin d'un amour, les défaites de l'âme, les sordides histoires d'argent, de cocuage et d'abandon sont, dans sa bouche, le récit de la vie de tous les jours. Cette étonnante bonne femme modifia son répertoire à mesure qu'elle vieillissait et que son étoile pâlissait. Si l'on rencontre à ses débuts les thèmes de la colère douloureuse, ceux de la femme bafouée mais encore vigoureuse, bientôt elle gémira sur sa propre déchéance.

    En 1926, The Gin HouseBlues. En 1928, le problème est encore plus dramatique et elle livre à ses admirateurs le détail de sa néfaste passion : Me and My Gin. Elle est splendidement accompagnée dans ce morceau par Buster Bailey à la clarinette, également très en valeur dans Jazzbo Brown from Memphis Town, tenant le rôle du légendaire personnage. Cette interprétation est un autre exemple de l'appartenance de Bessie au monde du vrai jazz, tant il est vrai que le jazz et l'histoire nègre confondent leur destin, surtout en ces temps anciens.

    La meilleure façon d'approcher l’œuvre enregistrée de l'impératrice du blues réside dans l'audition des quatre disques microsillons 30-cm qui furent édités par Philips en Europe.

    Cette anthologie réalisée aux Etats-Unis par George Avakian pour Columbia n'a pas seulement le mérite de sélectionner les meilleures faces de sa carrière, mais elle présente ces pièces rangées selon un ordre intelligent et attractif. Le volume 1 rassemble les neuf morceaux avec Louis Armstrong, que nous avons analysés plus haut, et trois pièces des débuts dont le fameux Down Hearted Blues; le volume 2, intitulé Blues to Barrelhouse, groupe des pièces gravées entre 1924 et 1933, de styles assez différents et qui prouvent que le véritable esprit du blues n'abandonnait jamais Bessie même lorsqu'elle empruntait des thèmes d'un répertoire plus large. Ce fut d'ailleurs le grand drame des dernières années de sa vie. Le public noir se désintéressait du blues. Bessie, pour rester à la page, adoptait des airs en vogue, comme Alexander’s Ragtime band ou After you've gone : mais en fait ce qu'elle produisait ressemblait plus à un blues qu'à autre chose et elle ne comprenait pas pourquoi elle paraissait affreusement démodée.

    Le troisième volume de la sélection d'Avakian est consacré à la période allant de 1925 à 1927, époque où Bessie était accompagnée par les hommes de Fletcher Henderson. Ces oeuvres sont peut‑être les plus homogènes de toute l’œuvre enregistrée de la chanteuse. Evidemment, il n'y a pas de soliste aussi génial que Louis Armstrong, mais Joe Smith était un musicien presque aussi doué et entre Bessie, Joe Smith, Charlie Green, Fletcher et les autres, il règne une entente parfaite, un climat de franchise dans la création qui donnent à ces exécutions une unité fantastique. Aussi Bessie prend‑elle dc grandes libertés dans l'interprétation. Il lui arrive de modifier les paroles, de rajouter un mot, de répéter une syllabe, et toujours, l'étude de ces adjonctions prouve qu'elle le faisait pour swinguer plus, pour donner une plus grande intensité dramatique à l’œuvre.

    Ce sont aussi les débuts de l'enregistrement électrique (avant le 5 mai 1925, les studios pratiquaient la méthode acoustique). Cela contribue à mieux rendre les détails des exécutions, à donner plus de chaleur aux sonorités. La première séance, d'ailleurs, se termina dans une atmosphère qui aurait donne aux Marx Brothers la matière d'une séance du plus haut burlesque. L'un des ingénieurs professait une théorie selon laquelle un microphone à charbon nécessitait des espaces sonores aussi réduits que possible. Il avait donc tendu dans la pièce des tentures multiples, faisait jouer chaque musicien sous une étoffe qui l'enfermait face au micro. Il y avait donc là les sept solistes de Fletcher, le superviseur, les techniciens, la chanteuse et tous les appareils lorsque, au milieu d'une prise, Bessie, soudainement saisie de claustrophobie aiguë, voulut se débarrasser d'un drap qui l'étouffait. Tout le dispositif s'écroula à la suite de la rupture d'un câble qui maintenait les étoffes en place et c'est une troupe de fantômes gesticulant, criant et jouant encore qui se débattit dans la pièce pendant quelque temps, d'autant plus affolés qu'une série de courts‑circuits faisaient craindre l'incendie. La théorie de l'ingénieur disparut dans la mascarade.

    Cake Walking Babies, gravé ce jour‑là, nous prouve que Bessie Smith, contrairement à certaines assertions, swinguait comme n'importe quel grand du jazz de l'époque. Admirablement soutenue par les improvisations collectives de ses partenaires (Joe Smith et Charlie Green s'en donnent à cœur joie), elle ajoute à ses notes un frémissement intérieur fantastique, se balançant avec joie et aisance, pliant la mélodie au gré de son imagination. C'est ici que son art préfigure celui des vocalistes qui s'imposèrent par la suite. Comment ne pas évoquer Mahalia Jackson qui professe pour son aînée l'admiration la plus totale, Ray Charles, Billie Holiday, Lavern Baker et même Ella Fitzgerald.

    Le même jour fut mis en boîte Yellow Dog Blues, blues très populaire en 1925, écrit dans l'intraduisible slang des Noirs. Un autre chef‑d'oeuvre est Baby Doll dans quoi Bessie gémit :

    On pourrait étudier chaque séance de Bessie et y découvrir des caractères différents. Elle était parfois enjouée et brutale, parfois d'une immense tristesse, résignée, parfois nonchalante et comme en dehors des contingences humaines. Ceux qui affirment que tout ce qu'elle a fait se ressemble n'ont sans doute jamais pris la peine d'écouter avec attention ses productions.

    Le volume 4 est consacré à des morceaux datant de 1927 à 1931. Dans certains, Bessie chante avec le trombone Charlie Green, qui est merveilleux dans Trombone Cholly, duo d'une truculence inouïe. Send Me to the Electric Chair fut réalisé six mois avant la mort misérable de Charlie Green. Empty Bed Blues fut un succès même auprès du public blanc, certainement pas en raison de sa beauté mélodique, mais à cause de l'interprétation équivoque donnée aux paroles, dont le double sens est d'une grivoiserie peu commune. Le disque fut interdit à Boston, mais on suppose que le censeur n'avait rien compris au texte. La présence du mot " lit " dans le titre avait suffi à inquiéter le puritain. Avec Long Old Road nous retrouvons un sujet qui est directement tiré de la vie de Bessie : cette longue route solitaire qu'il est si difficile de suivre, mais que l'on ne peut jamais quitter.

    Les autres sélections du volume 4 nous font apprécier Bessie Smith accompagnée par le pianiste James J. Johnson. Bessie est égale à elle‑même, mais le jeu de son partenaire est bien supérieur à celui que prodiguaient Clarence Williams ou Fletcher Henderson. James P. Johnson pratique un style plus évolué, ce même style que Fats Waller porta à sa perfection, riche en basses sonnantes, percutant dans l'attaque, souple et fortement cambré sur le rythme. Les vocaux de Bessie bénéficient de cet accompagnement léger et vibrant, elle swingue avec plus d'aisance, se hasarde à des trouvailles plus audacieuses que lorsqu'elle était entourée par l'équipe de Fletcher. Le répertoire des morceaux enregistrés avec James P. Johnson est plus varié aussi. James P. avait l'habitude de fréquenter les théâtres de Broadway. C'est sous sa direction que fut réalisé un étonnant court métrage intitulé Saint Louis Blues, bande qui malheureusement fut retirée des circuits commerciaux en raison de son puissant réalisme. W‑C. Handy avait écrit le scénario en collaboration avec Kenneth Adams. Bessie y joue le rôle de la femme amoureuse maltraitée, volée et trahie. Elle s'y révèle comme une étonnante comédienne dans le rôle de sa vie. La musique, réalisée avec l'adjonction d'un chœur de vingt‑deux personnes, de J.P. Johnson, Kaiser Marshall et Happy Cauldwell, mériterait une réédition, car, par sa longue durée, elle donne l'occasion à Bessie d'envoûter encore mieux son auditoire. Le son, hélas, est détestable. C'est aussi sous la direction de James P. que Bessie enregistra en 1930, en compagnie du quartette vocal des Bessemers singers, deux morceaux qui se distinguent nettement de sa production habituelle : On Revival Day et Moan Mourners. Il s'agit de pièces se rapprochant des negro‑spirituals. La voix de Bessie est magnifiquement enregistrée, le détail de ses inflexions passe magnifiquement le micro.

    Un autre exemple de l'actualité des chansons de l'impératrice du blues nous est fourni par son fameux Back Water Blues, le blues des inondations du Mississippi gravé eu 1927. En effet, si mélodiquement et harmoniquement les oeuvres de Bessie se ressemblent beaucoup, elle appliquait avec beaucoup de discernement cette formule musicale à des motifs émotionnels divers. Blue Spirit Blue est le récit d'un voyage dans l'au‑delà. Nobody Knows You When You're Down and Out (1929) est la vision du monde qui reflète le plus tragiquement sa situation puisque ce fut son lot à partir de cette date :

    Et la grande Bessie de conclure en une envolée qui est peut‑être l'instant le plus émouvant de son oeuvre, entrecoupant ses lamentations de gémissements qui vous frappent au creux de l'estomac :

    Quand vous êtes en bas de l'échelle... 

    Plus un sou... Plus d'amis... 

    Je descends de plus en plus... 

    Plus de portes qui s'ouvrent pour moi... 

    Il n'y a pas de doute... 

    Aucun homme ne vous connaît 

    Quand vous êtes véritablement en bas de l'échelle 

    Lorsque Bessie Smith fut invitée par John Hammond en 1933 à réaliser sa dernière séance d'enregistrement, qui fut aussi la première session réalisée uniquement à la demande d'un critique de jazz, elle chanta Gimme a Pigfoot, autre pièce qui est dramatiquement auto‑biographique. Bessie avait connu la gloire dans les meilleurs théâtres et music‑halls des Etats-Unis. Elle passait en vedette en 1925, quelquefois au cours du même programme qu'Ethel Waters, interdisait aux autres artistes de chanter des blues, s'habillait en blanc ou en satin rose avec des fanfreluches multicolores. Elle se promenait lentement sur la scèe, soutenue par une discrète partie de batterie et les contre‑chants des cuivres bouchés. L'auditoire l'encourageait par des " amen " qui venaient ponctuer la fin de ses phrases. Elle connut ainsi des triomphes au Grand Théâtre de Chicago, à Broadway, au théâtre lyrique de la Nouvelle‑Orléans. Mais ceci ne dura guère. L'Europe n'est pas aussi cruelle avec ses amuseurs que l'est l'Amérique, où les valeurs du marché du spectacle y sont jaugées comme du vulgaire papier de Bourse. Brutalement, vers 1930, la cote de Bessie dans les bureaux des impresarios et des directeurs de salle s'alourdit. Un mot dont la concision et la sonorité évoquent tout le drame des mauvaises recettes, des coups de sifflets et des huées ingrates lui fut associé : le « flop ». Au Belmont Théâtre de New York, elle ne tint l'affiche que deux soirées. Au Kit Kat Club de Manhattan, les clients suppliaient le patron de chasser cette vieillerie qui s'obstinait à clamer ses malheurs à une époque où New York exigeait du neuf en tout. Bessie partit donc à nouveau sur les routes, mais les campagnes non plus ne voulaient plus d'elle. Elle fut engagée à flouveau par la T.O.B.A. Ces initiales résument l'activité d'une industrie florissante : Theatre Owners Booking Association. Les Noirs traduisent : Tough on Black Artists, c'està‑dire « Féroce avec les vedettes de couleur ». Bessie joua alors les « mammy routines », c'est‑à‑dire le rôle d'une commère égrillarde qui cherche à faire rire à ses dépens. Rien n'y fit. Il vint un temps où Bessie – comme dans sa chanson – chanta pour un pied de porc et une bouteille de bière. La légende raconte qu'elle vendit des cacahuètes. La vérité est pire. Elle en mendiait.

     

    Lorsque John Hammond organisa cette dernière séance de 1933, il paya Bessie Smith cinquante dollars par morceau de trois minutes. Cinq années plus tôt, elle recevait pour le même travail mille dollars d'avance pour un seul thème. Toute sa dégringolade s'inscrit ici – pour situer les valeurs à l'américaine – en deux chiffres. Hammond, d'ailleurs, avait cherché à mettre tous les atouts de son côté : pour composer l'orchestre, il convoqua Frank Newton (tp), Jack Teagarden (tb), Chu Berry (ts), Benny Goodman (cl). Aujourd'hui, les amateurs écoutent avec délices ces quatre faces réalisées sous sa supervision. En fait, pour obtenir l'argent nécessaire à la session, John Hammond dut, à l'époque, obtenir une garantie d'une compagnie britannique qui s'engagea à publier les disques en Grande-Bretagne. Le contrat de Bessie avec Columbia ayant pris fin en 1931, les disques furent édités aux U.S.A. sous l'étiquette de United hot Club of America. De 1933 à 1937, date de sa mort, Bessie ne fit plus aucun disque. Son chant dans les oeuvres de 1933 ne reflète nullement un quelconque déclin de son talent. Au contraire elle fait preuve ici d'une grande aisance et de beaucoup d'imagination.

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